DISCOURS DU Prof Denis MUKWEGE A L’OCCASION DU DOCTORAT HONORIS CAUSA DE L’UNIVERSITE PROTESTANTE AU CONGO

10 Mar
0

DISCOURS DU Prof Denis MUKWEGE A L’OCCASION DU DOCTORAT HONORIS CAUSA DE L’UNIVERSITE PROTESTANTE AU CONGO

Kinshasa le 10 mars 2020.

Monsieur le Révérend Président de l’Eglise du Christ au Congo et Grand Chancelier de l’Université Protestante au Congo,

Monsieur les membres du Comité de gestion de l’Université Protestante au Congo,

Mgr le Recteur,

Messieurs les Doyens et vice-doyens,

Mesdames et Messieurs les membres du jury,

Mesdames et Messieurs les membres du corps professoral, académique et administratif.

Distingués invités, en vos titres et qualités,

Chers étudiantes et chers étudiants,

C’est avec un mélange de joie et d’humilité que je prends part à cette cérémonie de remise des insignes de doctorat honoris causa qui me seront conférés par l’Université Protestante au Congo , en marge des festivités du cinquantenaire de l’Eglise du Christ au Congo.

Ma joie est d’autant plus grande que je me trouve en face de tant des visages fraternels qui s’illuminent de bienveillance à mon égard.

Je tiens également à vous remercier, Monsieur le Président de l’Eglise du Christ au Congo, cher Révérend Pasteur BOKUNDOA, pour votre soutien à notre action et votre présence à nos côtés en toutes circonstances où nous avions eu besoin de votre expertise et votre aide. Que Dieu vous bénisse richement dans votre mission de berger.

Je remercie Monseigneur le Recteur de l’UPC pour son initiative qui me va droit au cœur. Elle témoigne de son intérêt à la cause que nous défendons.

Je vous remercie également mon cher frère et ami Prof Samuel Mampuza pour nos solides relations de longue date.

Je remercie aussi les différents orateurs pour leurs paroles qui me touchent profondément. Au travers de cette manifestation je perçois une note de soutien à notre lutte contre les violences sexuelles utilisées comme arme de guerre dans les conflits.

Enfin, je vous remercie vous tous qui êtes présents ici pour l’intérêt porté à notre travail à l’hôpital et à la Fondation Panzi.

Je suis persuadé qu’au-delà de ma modeste personne, c’est avant tout l’engagement de mes collaboratrices et collaborateurs aux côtés des survivantes des violences sexuelles que vous avez choisi de mettre en lumière. En leur nom, je vous exprime ma profonde gratitude.

Mesdames et Messieurs,

J’accueille cette considération honorifique avec tout le respect qu’impose la stature de l’Université Protestante au Congo.

En effet, avec ses 60 ans de présence agissante dans notre pays, les milliers d’étudiants et des cadres formés, l’Université Protestante au Congo a véritablement gagné ses lettres de noblesses dans les domaines de l’enseignement, de la recherche et du service à la société.

Ce serait un truisme de rappeler que notre pays ne sortira pas du sous-développement dans lequel il est englué sans la contribution déterminante du savoir et de l’innovation.

Ces soixante dernières années de notre indépendance ont fini par prouver à tous qu’il ne suffit pas de disposer d’énormes potentialités, des ressources naturelles incommensurables et d’apports en capitaux considérables pour qu’un pays se développe. Pour rompre le cercle vicieux de la pauvreté il faut en plus une transformation des mentalités de ses habitants en commençant par ses élites et ses futures élites.

C’est la leçon qui nous est donnée par certains pays comme la Suisse, le Japon, le Singapour et tant d’autres. Ces pays ne disposent pas de matières premières mais leur prospérité repose en grande partie sur le capital intellectuel, les valeurs progressistes, le sens du travail et du mérite de leurs élites et de leurs populations.

Dans une société en crise comme la nôtre, où la misère se généralise et les rêves des jeunes se brisent sur le roc du chômage structurel, l’université devrait être à l’avant-garde de l’exigence de l’excellence et de la créativité. Elle devrait adapter la formation aux enjeux de notre société d’aujourd’hui et de demain.

Je suis convaincu que l’université devrait être davantage plus consciente de sa responsabilité de former une élite visionnaire, capable de conduire la société vers le changement tant attendu par nos populations. L’embellie qui se dessine dans le ciel politique congolais, malgré ses imperfections, est forcément un levier et une opportunité à capitaliser pour cette évolution.

Mesdames et Messieurs,

Par-delà les services que l’UPC rend à notre nation, c’est avant tout au travers de son identité et de ses valeurs que je me sens le plus en phase avec elle.

En effet, l’UPC, n’est pas seulement une université comme tant d’autres dans notre pays et dans le monde. Elle est aussi et surtout « Protestante». Elle se veut irriguée par les valeurs qui sont à la racine de notre foi et de notre histoire. C’est fondamental de le souligner.

Dans le contexte d’un monde qui bouge trop vite, de notre pays décidément en mal d’adaptation au progrès, un pays où triomphe la culture du spectacle permanent et du vide, un pays où une minorité a tout et la grande majorité de la population n’a rien, un pays où prime la culture de l’avoir et non de l’être, le recours aux repères fondateurs du protestantisme qui donnent du sens à nos engagements et à nos actions me semble une nécessité indispensable.

Le protestantisme est né de la soif des réformes. Les idées de Martin Luther relatives à la liberté et à l’égalité entre les hommes ont en leur temps inspiré les aspirations à l’émancipation du petit peuple dans le Saint-Empire germanique. En 1525, ces idées seront en arrière-plan de la « guerre des paysans ».

C’est dire qu’à ses origines, le protestantisme, à côté de sa dimension spirituelle, a été une expression sociale critique et d’indignation.

Mesdames et Messieurs,

Nous ne sommes pas ici pour réécrire l’histoire du protestantisme à l’aune de nos représentations et de nos visions d’aujourd’hui. Mais nous avons la responsabilité de repenser la crédibilité de notre église. Une église qui à la suite de Martin Luther devrait être une lumière dans les ténèbres et porter nos combats pour la justice, la vérité, le droit, la liberté, la dignité pour tous.

Comment pouvons-nous célébrer la grâce de notre libération en Christ quand autour de nous et loin de nous des hommes et des femmes sont emprisonnés, maintenus en esclavage, mutilés, massacrés? Je pense à Beni.

La conscience de ma « libération par la grâce de Dieu » ne devrait-elle pas allumer en moi la responsabilité par rapport à tous ceux qui sont injustement maltraités ?

Mesdames et Messieurs

Par définition la mission de l’église consiste à être le sel et la lumière de la terre. Elle devrait donc être, sans prétention aucune, indispensable pour manifester la présence du Royaume de Dieu sur terre à travers la défense de la justice et la proclamation de la vérité. L’Eglise devrait être présente là où l’humanité souffre.

Chaque fois que l’église a saisi la portée de sa vocation, elle a pu déplacer les montagnes. Il s’agit entre autres, dans le combat contre l’apartheid avec Monseigneur Desmond Tutu.

Mesdames et Messieurs,

Ce qui est dit de la responsabilité de notre église dans la société, pourrait l’être également de la responsabilité de l’intellectuel dans le Congo d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

Il est indéniable que depuis l’indépendance, notre pays a fait un grand effort de formation de ses élites universitaires. C’est certainement un de secteurs nationaux où nous avons fait des réels progrès aux côtés de notre sentiment d’appartenance à la même nation.

Mais au regard des indicateurs du développement et des conditions de vie de nos concitoyens, ce grand bond en avant sur le plan quantitatif a-t-il donné des résultats positifs tangibles?

Vous conviendrez avec moi que la réponse est NON.

Contrairement à des nombreux autres pays africains et surtout les pays asiatiques, plusieurs observateurs soutiennent que les intellectuels congolais n’ont pu impulser le changement que la société attendait d’eux. Les raisons de cet échec sont nombreuses et toutes ne leur incombent pas. Mais une des évidences est que certains ont cessé de jouer leur rôle de lanceurs d’alertes, de gardiens des valeurs universelles : celles de la vérité, de la justice et de la liberté.

Malgré les talents de nos intellectuels, leur rhétorique peut impressionner mais la mise en application ne peut que révolter. Notre discours est loin d’être conforme à notre éthique. L’opportunisme, l’arrivisme, les compromissions, nos écrits ne font qu’énoncer des théories sur l’homme en général mais ne tiennent pas compte forcément du réel quotidien auquel nos concitoyens se trouvent confronté : la misère matérielle, l’inaccessibilité aux soins de santé, le chômage, les guerres, etc.

Tout se passe comme si l’intellectuel en RDC, étouffé par son histoire et étranglé par les impératifs de la survie, n’a plus guère le temps de penser. On dirait que les intellectuels n’ont plus rien à se dire, encore moins à dire à leur peuple.

Et pourtant, la nécessité d’une pensée neuve et critique sur les transformations en cours dans notre pays n’a jamais été aussi impérieuse qu’en ces temps de crise. Sans l’éveil de consciences des intellectuels, notre pays risque de sombrer davantage dans une misère sans nom.

Mes chers compatriotes,

Cet éveil passe par l’éducation de base, mais également l’éducation des élites de demain formées par nos universités. L’Université étant par essence un haut lieu du savoir qui libère l’humain de toutes les forces d’aliénation, elle a un rôle important à jouer dans la défense et la promotion de la dignité humaine.

C’est aussi en cela que le slogan de l’UPC : « une éducation qui construit une nation » peut s’enraciner dans les réalités profondes de notre pays, rencontrer les joies et les peines de notre population et faire de chaque étudiante et chaque étudiant « le sel et la lumière » de notre société.

Mesdames, Messieurs,

A Panzi, en plus des services accessibles de qualité et de la compassion, c’est aussi la foi, les valeurs de liberté et de vérité qui sont en filigrane de notre engagement.

Voici plus de 20 ans que nous prenons en charge les victimes des violences sexuelles.

Notre projet initial était de lutter contre la mortalité maternelle et d’accompagner les femmes à donner la vie en toute sécurité. Hélas, la guerre économique qui nous a été imposée et qui ravage notre pays pour piller ses ressources minières nous a fait découvrir une réalité jusque-là inconnue chez nous : le viol commis avec extrême violence, un véritable terrorisme sexuel, utilisé comme arme de guerre et de domination pour acculer les communautés à fuir ou à s’assujettir et s’accaparer de leurs terres.

Ces violences massives, méthodiques et systématiques commises sur le corps des femmes et des enfants, parfois même sur des bébés, souvent commises en public et accompagnées d’actes de tortures, entrainent des séquelles physiques sérieuses et un traumatisme psychologique profond dans le chef des survivantes et de leurs familles, détruisant ainsi le tissu social et les capacités économiques des communautés affectées.

Lorsque la société n’a pas su protéger en temps utile les femmes et les enfants, elle a le devoir moral et légal d’assurer une prise en charge accessible et non stigmatisante des survivantes et de se mobiliser pour prévenir la non répétition de ces crimes odieux qui dénient à l’autre son humanité, et minent toute perspective de développement humain et économique.

Le contexte de conflit qui a touché notre pays depuis les années quatre-vingt-dix nous a contraint à nous spécialiser dans la chirurgie réparatrice de pointe des organes génitaux féminins, ainsi que des pathologies gynécologiques invalidantes, comme les fistules urogénitales et digestives basses ainsi que les prolapsus.

Très vite, nous avons réalisé que la réponse médicale et chirurgicale, bien que nécessaire, n’était pas suffisante et nous avons développé progressivement un modèle d’assistance holistique comprenant non seulement des soins physiques, mais aussi psychologique et une prise en charge socioéconomique et légale pour offrir ainsi un paquet de soins complet aux victimes, où la santé globale des femmes est au cœur de nos soins.

Mesdames et Messieurs,

Pour lutter contre les violences sexuelles et prévenir leur répétition, il faut d’abord faire évoluer les mentalités au sein même des communautés et au sein de l’ensemble de la société. Car les violences sexuelles liées au conflit ne sont que l’expression patente des violences commises de façon latente en temps de paix.

Ainsi, nous soutenons toutes les initiatives visant à briser le silence, à encourager une masculinité positive et à lutter contre l’impunité.

Il est en effet impératif de transférer l’opprobre et la honte des épaules des victimes à celles des violeurs. La seule personne qui perd son honneur dans un acte de viol est son auteur. Les pouvoirs publics, en partenariat avec les Eglises, les leaders communautaires et les acteurs de la société civile, doivent redoubler d’efforts pour non seulement sensibiliser l’opinion à la nécessité de lutter contre la stigmatisation des victimes et les encourager à porter plainte, mais aussi susciter l’engagement populaire contre le fléau des violences sexuelles.

Il s’agit aussi de comprendre comment les hommes en arrivent à commettre de tels actes et à mettre fin à la masculinité toxique, souvent conditionnée par l’éducation. Quel père n’a jamais dit à son fils : « Ne pleure pas, tu es un homme ! ». Pourtant, il n’y a rien de honteux à exprimer ses émotions. Au contraire, il s’agit d’un processus naturel et nécessaire. Refouler ses émotions ne peut conduire qu’à développer une nature frustrée et des comportements agressifs. Il s’agit donc de commencer ce travail d’éducation à l’égalité des sexes dès le plus jeune âge, et même dès le berceau !

Ce n’est qu’avec ce travail de conscientisation et d’éducation que nous pourrons construire une nouvelle génération éduquée dans le respect de l’égalité entre les filles et les garçons, entre les femmes et les hommes, qui s’opposera au viol et aux violences sexuelles et défendra les droits fondamentaux des femmes.

Enfin, il est capital de lutter contre l’impunité. Nous savons que tant qu’elle sera tolérée, ces crimes abjects se poursuivront sous nos yeux. La société se doit de fixer des normes et de les faire appliquer. Il faut tracer une ligne de démarcation entre ce qui est permis et interdit, entre ce qui est bien et ce qui est mal. C’est le rôle de la justice.

Du fait du manque d’accès à la justice et de l’impunité qui prévaut en matière de crimes sexuels, le phénomène s’amplifie là où l’insécurité perdure et les violences faites aux femmes se sont banalisées dans le reste du pays.

Néanmoins, nous gardons l’espoir d’autant plus que nous avons en RDC de bonnes législations mais, à l’instar de beaucoup d’endroits dans le monde, l’essentiel est de réduire le fossé existant entre le droit et sa mise en oeuvre et entre les paroles et les actes des responsables politiques.

Mesdames, Messieurs,

Pour mettre fin aux violences sexuelles liées au conflit, il faut en plus neutraliser le pléthore de groupes armés qui continuent d’opérer dans notre pays et terrorisent nos communautés, notamment dans les Kivus, le Nord Katanga et en Ituri.

Il faut enfin s’attaquer aux causes profondes de la violence qui endeuille chaque famille de l’Est du pays depuis des décennies, à savoir l’exploitation illégale des ressources minières.

Mesdames, Messieurs,

Comment accepter que la population d’un pays béni de richesses par la nature vive dans la pauvreté extrême et la peur ? Comment accepter que nos femmes soient violées pour forcer des communautés entières à fuir leurs terres ancestrales ? Comment accepter que nos enfants travaillent dans les mines comme des esclaves modernes ?

La paix durable en RDC et la stabilité passeront par un commerce transparent et responsable des ressources minières, car les cycles de violence chronique qui déstabilisent la région sont avant tout d’ordre économique et visent à l’accaparement des ressources naturelles dont regorge notre pays.

En effet, des études ont clairement mis en évidence la corrélation entre les graves violations dont sont victimes les femmes et les enfants et les zones minières.

Telle est la raison pour laquelle nous sommes engagés dans un plaidoyer pour une chaîne d’exploitation et d’approvisionnement responsable ainsi que la transparence du commerce des minerais. Il faut donc créer les conditions pour assurer une traçabilité complète des lieux d’extraction dans les mines de notre pays jusqu’au produit fini acheté par les consommateurs dans les magasins du monde entier.

Ceci ne peut être possible que par un partenariat global à tous les niveaux, notamment entre l’Etat congolais, les acteurs économiques et les consommateurs, permettant de trouver un terrain gagnant-gagnant, car pour être durable, le progrès des uns ne peut se faire en déniant aux autres leur humanité.

C’est seulement dans ces conditions que la globalisation de l’économie pourra aller de pair avec l’universalité des droits humains et que nous pourrons transformer les minerais de sang en minerais de développement endogène du Congo.

Mesdames et Messieurs,

Pour lutter contre la répétition, ce combat passe également par l’exigence de la justice pour tous les massacres qui ont été commis dans notre pays depuis deux décennies.

Il y a 10 ans, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les droits de l’Homme publiait le Rapport Mapping sur les graves violations des droits humains et du droit international humanitaire commises entre 1993 et 2003 en RDC.

Parmi les 617 crimes répertoriés qui, rappelons-le, sont imprescriptibles, il y a des femmes qui ont été enterrées vivantes après avoir été empalées, des croyants qui cherchaient refuge dans des églises et qui ont été calcinés, et des malades assassinés sur leur lit d’hôpital. Ces crimes ne peuvent être ni oubliés ni rester impunis.

Ce rapport Mapping est une cartographie, un inventaire de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, et inclut même des éléments qui pourraient être constitutifs du crime de génocide. Il recommande aux autorités de la RDC et à la communauté internationale d’avoir recours à divers outils de la justice transitionnelle, tels que l’établissement d’un Tribunal pénal international pour la RDC et/ou de Chambres spécialisées mixtes, une Commission de la vérité, des programmes de réparation et de réformes institutionnelles, notamment du secteur de la justice et de la sécurité.

Voilà la raison pour laquelle nous sommes nombreux à réclamer l’instauration d’un Tribunal Pénal pour le Congo, car nous sommes persuadés que la justice et les réparations sont des préalables et un gage d’une réconciliation véritable et d’une paix durable. En RDC, on ne pourra enrayer les cycles de violence et construire la paix sur des fosses communes et sur un déni de vérité et de justice.

Mesdames et Messieurs,

Le temps est venu de nous réveiller. Le temps est venu de sortir de notre amnésie collective et de notre torpeur. Car, ce que nous vivons dans notre pays aujourd’hui, les drames humains que nous soignons à Panzi sont des conséquences de l’amnésie. L’amnésie d’une guerre économique de longue durée dont notre peuple est à l’évidence le dindon de la farce. C’est une tendance lourde de notre histoire depuis des siècles.

Mesdames et Messieurs,

L’évènement d’aujourd’hui renforce ma foi dans la capacité de l’UPC, des autres universités et dans votre capacité vous les femmes et les hommes ici présents d’être à l’avant-garde de l’engagement contre cette amnésie.

En cela, ce doctorat honoris causa loin d’être une reconnaissance pour un homme s’avère davantage être une reconnaissance pour une cause qui inscrit votre université et chacun de vous dans le plus grand défi de notre temps : le défi de notre dignité en tant que peuple.

L’Université, temple du savoir, a la responsabilité scientifique, civique et morale d’instruire, de former et d’informer avec objectivité les citoyens sur leur histoire. Surtout lorsque celle-ci est jalonnée des tragédies et des violations des droits humains à répétition. Car, comme le dit George Santayana : « les peuples qui ne réfléchissent pas sur leur passé sont condamnes à le revivre ».

Mesdames et Messieurs,

L’Histoire de la Rd Congo s’est malheureusement écrite comme un éternel recommencement, comme une répétition des pillages, des massacres, des violations des droits humains, de l’impunité et des rendez-vous manqués avec l’avenir.

Les humiliations subies dans l’Etat Indépendant du Congo ont ravivées les plaies béantes de l’esclavage. En effet, lorsqu’au 19ème siècle l’industrie occidentale eut besoin des pneus gonflables pour booster le secteur automobile, c’est vers le Congo qu’on se tourna. Mais l’exploitation du caoutchouc se fit avec une barbarie indescriptible. Selon Adam Hochschild, la pratique des mains coupées décima dix millions de congolais.

Mesdames et Messieurs,

Lorsqu’à la fin du 20ème siècle l’industrie mondiale eut besoin des matières premières stratégiques pour accélérer la révolution électronique et digitale, c’est encore dans notre pays que l’on vint s’approvisionner en colombo-tantalite (dit Coltan) et d’autres minerais utilisés dans la fabrication des téléphones mobiles, des fusées et dans la technologique de pointe en général.

C’est en grande partie cette ruée vers le Coltan qui alimente les guerres dont les femmes, les hommes et les enfants congolais continuent à payer un lourd tribut. Un bilan de plusieurs millions des morts.

Je suis persuadé que si nous n’impulsons pas une démarche stratégique susceptible de nous rendre aussi gagnants dans les deals mondiaux, en ce 21ème siècle où le monde a besoin du cobalt pour la fabrication des batteries des voitures électriques, en ces temps où tant des pays lorgnent sur cette ressource stratégique pour la révolution verte, nous risquons encore une fois d’être des victimes et des perdants. Allons-nous continuer à perdre, à nous plaindre et à compter nos morts ? Bien sûr que non !

Toutes les horreurs que les congolais ont subies depuis plus de cent ans n’ont jamais été portés devant la justice. C’est la raison pour laquelle je vous invite à vous engager afin que les massacres d’aujourd’hui ne puissent, à nouveau, rester impunis.

Je suis persuadé que ce pan terrifiant de notre histoire ne peut être relégué aux oubliettes. Le devoir de mémoire s’impose à nous et l’université devrait en être un des porte-étendards. Et ce devoir de mémoire devrait déboucher sur l’effectivité de la justice.

Notre pays tout entier ne peut continuer à être une « zone de libre échange », un « libre-service », où comme du temps de Léopold II, d’autres pays viennent se servir en matières premières sans que nos populations n’en profitent. Il est temps de tirer notre épingle du jeu. C’est légitime. C’est le moins que nous puissions faire.

Mesdames et Messieurs,

Le temps est venu de nous réveiller.

Notre pays traverse des graves difficultés, il est par terre. Nier cette réalité nous éloignerait de toute perspective de relèvement. Nous devons en être conscients mais non en avoir peur au point d’être tétanisés. La crise actuelle est aussi un défi et une opportunité.

L’université et les intellectuels ont un rôle déterminant à jouer pour trouver des solutions à cette crise. Ils devront mettre la main à la pâte, faire des propositions, initier des actions à impact durable.

Ce ne sont pas les universités étrangères, ce ne sont pas d’autres peuples qui résoudront nos problèmes à notre place. Ils peuvent certes nous aider, mais nous devons d’abord assumer notre part de responsabilité. Et, je le souligne avec force : elle est énorme.

Mesdames et Messieurs,

Dans la tempête, on a besoin d’un capitaine et des matelots courageux pour mener le navire à bon port. L’université et les universitaires ont un devoir, le plus noble des devoirs, celui d’éclairer notre nation et la guider vers des rivages plus radieux.

C’est à nous, c’est à vous d’écrire une nouvelle page de notre histoire. De l’écrire à l’encre de nos intelligences et de notre sueur.

Lorsque la vérité s’impose, ayons le courage de la dire car elle est universelle. Dans le cas des massacres, des pillages de nos ressources, des violences faites à nos filles, à nos soeurs et à nos mères, ne laissons pas nos bourreaux écrire notre histoire. L’horreur nous interdit la complaisance et la neutralité. Nous devons nous engager et transmettre aux générations à venir une mémoire de dignité pétrie par les épreuves et l’espérance.

Mesdames et Messieurs,

Voilà le chemin que je vous propose pour ouvrir des nouveaux horizons à notre peuple et mettre fin aux violences sexuelles.

Voilà le chemin que je vous propose pour enfin conquérir notre destinée dans le concert des nations. Une destinée de porteur et de réalisateur des rêves de la renaissance africaine. Une destinée de catalyseur du développement de notre humanité commune.

C’est un chemin de l’intelligence collective.

C’est un chemin de l’audace et de l’ardeur au travail.

C’est un chemin de la prospérité partagée avec nos populations et en premier lieu avec les femmes.

C’est un chemin de la promotion des droits humains.

C’est un chemin de la vérité et de la justice.

C’est un chemin de la liberté et la paix.

Je vous remercie.

Prof Denis MUKWEGE.

 

Prix Nobel de la paix 2018.

Partager

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *