Allocution du Dr Mukwege à l’atelier de haut niveau des femmes leader, organisée par la section genre de la Monusco à l’hôtel Panorama Bukavu le 13 /11 / 2020

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Allocution du Dr Mukwege à l’atelier de haut niveau des femmes leader, organisée par la section genre de la Monusco à l’hôtel Panorama Bukavu le 13 /11 / 2020

Excellence Monsieur le Gouverneur de la Province,

Honorable Président de l’Assemblée provinciale,

Excellences Messieurs les Ministres provinciaux,

Monsieur le Chef de Bureau de la Monusco,

Mesdames et Messieurs,

 

 

En vos titres et qualités,

 

Je tiens à remercier les organisateurs de cet atelier de m’avoir associé à cette importante activité des femmes leaders afin d’aborder la question des femmes comme victimes des conflits armés et leur place d’actrices de paix dans nos communautés ainsi que l’importance de la lutte contre l’impunité des crimes commis en République Démocratique du Congo depuis plus de deux décennies.

 

Le calvaire des viols et des violences que connaissent les femmes mais également des hommes dans notre pays, a commencé avec  la guerre d’invasion de 1996. Depuis cette guerre, le corps de la  femme est devenu un « champ de bataille », profané et mutilé par des groupes armés et des bandits de toute sorte, des militaires  comme des civils.

 

A l’hôpital de Panzi, nous sommes tous les jours tristement témoins des souffrances de la femme congolaise dont l’intimité et la dignité ont été bafouées. J’ai vu de mes yeux de médecin l’horreur auquel mes études ne m’avaient pas préparée.

 

En créant l’hôpital de Panzi en 1999, notre intention était de lutter contre la mortalité maternelle et infantile. Étrangement, notre première patiente n’est pas venue pour un accouchement. C’était une femme qui  avait été victime d’un viol collectif et en public. Son état était piteux, ses organes génitaux avaient été mutilés avec une extrême violence.

 

En soignant cette femme, j’étais loin de m’imaginer que ce n’était que le début  du cycle infernal des violences qui perdurent à ces jours  et dont les femmes  payent le prix le plus lourd.

Depuis ce temps, notre hôpital n’a cessé de recevoir des femmes victimes des violences sexuelles. Ces dernières années nous avons été bouleversés par la présence  de plus en plus marquée des enfants et des bébés parmi les victimes de cette barbarie.

 

Récemment, en date du 22 octobre dernier, un soir, j’ai été alerté par un des  mes assistants de la présence dans l’hôpital d’un enfant de 3 ans venant de Sange dans la plaine de la Ruzizi.

Ce petit ange venait d’être violé par un militaire. Son appareil génital était complètement détruit et ses intestins pendaient entre ses jambes.

 

Telle est la réalité que nous vivons tous les jours, le reflet de la souffrance des femmes au Congo durant ces  dures années  des conflits armés qui n’en finissent pas.

 

Mais malgré cette terrible souffrance, la plupart des femmes que nous soignons puisent dans leur résilience, l’espérance de vivre, la force de rebondir, le courage d’entreprendre et l’audace de redevenir des actrices de leur destinée.

Notre expérience à l’hôpital de Panzi et à la Fondation Panzi, montre qu’après une prise en charge holistique repartie sur quatre pilier ( à savoir le médical, le psychologique, le socio-économique et le juridique) plusieurs de nos patientes redeviennent des piliers de leurs familles, des actrices de l’économie locale et certaines des véritables leaders communautaires qui s’engagent non seulement dans la défense de leurs droits et de ceux de leurs enfants, mais également pour le développement et la paix dans la communauté.

 

A titre d’exemples, certaines survivantes sont devenues aujourd’hui des anesthésistes car elles ne pouvaient supporter que d’autres souffrent de la douleur qu’elles avaient vécue. D’autres des infirmières, car portés à soigner les corps des malades et à compatir à leur infortune. D’autres encore sont devenues avocates, car elles n’acceptent pas l’impunité dont jouissent très souvent leurs bourreaux dans notre société. D’autres enfin sont devenues enseignantes, car elles veulent léguer un monde meilleur à nos enfants et aux générations à venir.

C’est dans cette capacité des femmes à renaître des cendres après la traversée des tunnels d’épreuves et de désespoir que nous même puisons notre détermination à poursuivre notre travail. Dans les moments difficiles, face à la cruauté humaine, leur courage nous recharge et nous inspire. Nous apprenons beaucoup d’elles, bien qu’il soit de notre devoir premier de les accompagner sur le chemin de la restauration de leur dignité et de leur renaissance.

J’ai un profond respect et une grande admiration pour les femmes congolaises. Elles sont des véritables battantes. La force de leur détermination à transformer leur peine en pouvoir fait d’elles des  artisans de la cohésion sociale, du développement et de la paix.

C’est le cas de toutes ces femmes et jeunes filles qui se sont unies dans « SEMA » le mouvement mondial des survivantes qui plonge ses racines dans notre action à l’hôpital et à la Fondation Panzi.

Ces survivantes n’ont pas seulement soif de revivre, d’assumer pleinement les responsabilités qui leur incombent dans la société. Elles veulent aussi rompre le silence sur les crimes des viols. Elles veulent que la justice soit dite, car sans justice il n’y aura pas de paix intérieure pour elle et  de paix véritable et durable dans notre région.

Telle est la raison de leurs actions et des marches organisées dans notre pays le 1 octobre dernier date d’anniversaire de dix ans de la publication du Rapport Mapping des Nations Unies.

 

Mesdames et Messieurs,

Depuis plus de deux décennies notre pays est plongé dans un cycle des violences liées aux conflits armés à répétition. Des massacres à grande échelle ont été commis dans plusieurs provinces  malheureusement dans un climat d’impunité.

Il y a 10 ans, les Nations Unies avaient publié le rapport Mapping qui répertorie plus de 617 violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises en République Démocratique du Congo de 1993 à 2003.

Certains de ces crimes peuvent être qualifiés de crime contre l’humanité, de crime de guerre et même de génocide. Toutefois, à ce jour, les recommandations contenues dans ce rapport sont restées sans suite.

Les auteurs présumés de ces crimes documentés dans le rapport Mapping sont toujours libres et certains ont même bénéficié de promotions dans les différentes institutions politiques, économiques et militaires de notre pays. Ce climat d’impunité encourage la répétition des crimes  dans de nombreuses provinces du pays.

Ce statu quo n’est plus supportable et nous ne devons plus l’accepter ! Ceux qui ont cherché à enterrer le rapport Mapping sont ceux qui cherchent à travestir la vérité et à éluder leurs responsabilités en vue de maintenir le chaos organisé pour piller nos ressources.

 

Mesdames, Messieurs,

 

Aujourd’hui, la mobilisation sociétale pour l’application des recommandations du Rapport Mapping prend une trajectoire porteuse d’espoir pour les victimes, C’est encourageant  et nous devons maintenir le cap.

 

En début août de cette année, le Président de la République Démocratique du Congo, Félix Tshisekedi, homme politique sans lien avec les crimes du passé, a instruit le Gouvernement de mettre le dossier de la justice transitionnelle à son agenda.

 

Le plaidoyer de la société civile congolaise et de la diaspora porte également ses fruits au niveau international : dans une résolution publiée le 17 septembre, le Parlement européen a soutenu l’établissement d’un Tribunal Pénal International pour la RDC et a exhorté dans une résolution le Conseil de Sécurité des Nations Unies de l’adopter.

Dans le cadre du dialogue politique EU/RDC, le chef de la diplomatie européenne a insisté sur le fait qu’il ne pourra y avoir de retour à une paix durable sans jugement des crimes rapportés par le Rapport Mapping mais aussi tous ceux commis depuis lors.

 

Les diplomaties américaine, canadienne et suisse se sont aussi prononcées contre l’impunité pour les crimes les plus graves et en faveur de mécanismes de poursuites et de jugements internationaux ou internationalisés/mixtes.

Enfin dans son rapport du 21 septembre 2020, le Secrétaire Général des Nations Unies a encouragé le gouvernement congolais à « adopter une stratégie nationale de justice transitionnelle qui permettrait de lutter contre l’impunité et de rendre justice aux victimes ».

Mesdames, Messieurs,

 

Les organisations de la société civile et leaders religieux de notre pays réclament aussi la justice. En date du 1er octobre 2020, la Commission Justice, Paix et Sauvegarde de la Création de l’Eglise du Christ au Congo a pris l’initiative de lancer une campagne nationale de sensibilisation et de plaidoyer sur le rapport du Projet Mapping, à l’occasion du 10e anniversaire de la publication du rapport Mapping.

 

Lors de la 57ème Assemblée plénière de la CENCO du 12 au 15 octobre dernier, les Archevêques et Évêques membres de la Conférence Épiscopale Nationale du Congo ont adressé un message au peuple congolais invitant à l’engagement citoyen. Ils ont exhorté le Gouvernement congolais de faire une demande formelle d’institution d’un Tribunal International Pénal Spécial pour la RDC afin d’engager des poursuites contre les présumés responsables, internes et externes, des milliers de morts et des victimes de violations massives des droits de l’homme évoquée dans le rapport Mapping de 2010.

 

Mesdames, Messieurs,

Les lignes bouges enfin et il est temps de s’engager individuellement et collectivement pour restaurer notre dignité, réclamer nos droits, et mettre un terme à la violence.

 

 

Il est fondamental que chaque citoyen congolais, et les femmes leaders en première ligne, s’approprient notre histoire. Le rapport Mapping retrace l’une des pages les plus sombres et tragiques de notre histoire récente et éclaire les raisons qui ont amené notre nation à traverser tant de souffrances depuis des décennies.

 

Nous devons tous saisir ce momentum. Cet éveil et cette prise des responsabilités de la population congolaise, des associations de survivantes de violences sexuelles, des associations d’avocats en passant par le militantisme de la diaspora et des intellectuels congolais doit être encouragé et nourri. La flamme du combat pour la justice et la paix doit rester allumée.

 

Nous devons poursuivre cet engagement et ce plaidoyer avec détermination pour exiger la mise en place d’un Tribunal International Pénal pour le Congo et des chambres spécialisées mixtes pour garantir une justice indépendante et impartiale. Cela permettra de mettra fin à l’impunité dont jouissent les auteurs et les commanditaires politiques et militaires, nationaux et étrangers des crimes commis sur notre population depuis les années 90 jusqu’à aujourd’hui.

 

Nous sommes au début du processus de justice transitionnelle qui nous mènera de la  dictature à la démocratie et de la guerre à la paix.

Nous avons le devoir de définir une stratégie holistique de justice transitionnelle qui devra prévoir des mécanismes judiciaires et non judiciaires pour que le droit et la vérité soit dits, pour que les victimes, les survivants et les communautés affectées obtiennent des réparations et pour qu’on garantisse par des réformes institutionnelles ambitieuses le non renouvellement des atrocités, en réformant le secteur de la sécurité qui inclut l’armée, la police et la justice.

 

J’ai la conviction que les femmes congolaises recouvriront un jour leurs droits en la justice et leur dignité. J’ai l’espoir, que vous ici, femmes leaders de notre province et de notre pays, associés aux hommes épris de progrès vous en serez les porte-flambeaux, les actrices plénières du changement et du développement de notre pays.

 

L’avenir des nations a toujours été tracé par le courage, la sueur et les intelligences de leurs filles et fils. Il n’y a pas de fatalité. L’horizon n’est jamais éternellement bouché pour une génération déterminée. Ensemble, poursuivons notre lutte,  avançons main dans la main sur le chemin de la justice  et de la paix.

 

Je vous remercie.

 

Dr  Denis Mukwege.

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