ALLOCUTION DU Dr MUKWEGE  AU REQUIEM DE MOZART, à Bukavu le 12 février 2020

17 Fév
0

ALLOCUTION DU Dr MUKWEGE  AU REQUIEM DE MOZART, à Bukavu le 12 février 2020

Excellence Monsieur le Gouverneur,

Excellence Monseigneur l’Archevêque,

Madame la Présidente a.i du bureau de coordination de la société civile,

Monsieur le Président du Conseil d’Administration de Uwezo Afrika Initiative,

Distingués invités en vos titres et qualités,

Monsieur Tom Matabaro,

Je suis persuadé que vous n’auriez trouvé meilleur endroit, irrigué de sens et d’histoire, pour chanter avec nous ce Requiem de la paix, que cette cathédrale de Bukavu. Le mot Requiem évoque le recueillement et la prière pour un défunt ou en souvenir des défunts.

Aujourd’hui, les murs de cette cathédrale résonnent  le souvenir vivace de Mgr Munzihirwa, ancien Archevêque de Bukavu; digne fils de la province du Sud-Kivu, de la Rd Congo et de notre humanité commune.

Il y ‘a  près de 24 ans, cet homme pieux, épris d’humanité, de justice et de paix avait été fusillé, sur ordre  et à bout portant à moins d’un kilomètre d’ici. Les traces sanglantes de son assassinant jalonnent la place qui porte désormais son nom au marché de Nyawera. Elles sont gravées dans le mémorial où repose son corps au seuil de cette cathédrale. Elles sont gravées dans nos consciences comme une empreinte indélébile de la tempête de feu qui embrase cette région depuis deux décennies.

Dans certains de ses messages, Munzihirwa, en citoyen responsable, préférait qu’on l’appelle  « Zamu », c’est-à-dire « gardien ». Comme pour dire qu’il se pensait d’abord comme gardien de ses frères, avant d’arborer le titre de Monseigneur.

Il était le gardien et le porte-voix de tout un peuple. Il dénonçait les injustices du régime de Mobutu, la corruption des élites zaïroises de l’époque, la misère dans laquelle croupissait notre population, mais également les menaces qui pesaient sur la paix au Zaïre dans la foulée des guerres du Rwanda et des tragédies du Burundi. Il dénonçait. Il dérangerait ceux qui voulaient faire main basse sur les terres et les richesses du Congo. Ceux qui voulaient humilier et chosifier la population congolaise. Et c’est pour cette raison qu’ils l’ont assassiné.

Munzihirwa est ce visage connu de plus de six millions de congolais dont la vie a été fauchée depuis la guerre qui nous a été imposée en 1996. Ces femmes, ces hommes et ces enfants massacrés à Lemera, Makobola, Kasika, Mwenga, Kaziba, Kaniola, Bukavu et j’en passe. C’est la mémoire de ces victimes innocentes  et de ces lieux de martyre que vous avez décidé de chanter aujourd’hui aux côtés d’autres mémoires sombres du Rwanda et du Burundi.

Permettez-moi de vous rendre hommage pour cette courageuse initiative, car à ma connaissance elle est la première de cette ampleur. Vous lever ainsi contre l’oubli, l’indifférence et la fatalité collective est un acte de responsabilité dont vous ne  mesurez peut-être pas toute la portée.

En effet, face à l’écrasement de l’humain et à l’extermination, les masses populaires du Congo et de la région des Grands Lacs, terrorisées et traumatisées sont devenues passives. Elles ne dénoncent même plus les crimes les plus ignobles. Cette passivité nourrit malheureusement l’impunité qui se propage comme une trainée de poudre dans nos pays.

Votre acte certifie que le plus modeste d’initiatives peut inscrire un être humain ou une organisation du côté de l’honneur face à l’horreur.

Chanter le Requiem, chanter la mémoire de ceux dont la cruauté humaine nous a arraché est une initiative qui participe de la reconstruction de notre société et du retissage du vivre-ensemble avec nos voisins après l’innommable.

Toutefois, aussi noble que soit ce travail de mémoire, il ne se suffit pas en lui-même.

A mon sens, il est un point de départ qui nous invite à poser d’autres pas, pour construire une paix véritable et durable. Une paix des cœurs qui ne devrait se confondre avec un silence des cimetières. Une paix qui invite la justice à mettre un pied dans les tombes pour que les bourreaux et leurs commanditaires nationaux, régionaux et internationaux répondent enfin de leurs crimes.

Sans ce travail de justice, le risque est grand de voir un jour exhumés les rancœurs enfouies. Car, l’Histoire nous rappelle que  sans la  justice le feu de la revanche couve toujours sous les cendres des défunts. Le respect que nous portons pour les morts n’exclut donc pas les conflits futurs. Et, surtout devrait nous  inviter à ne pas léguer aux générations à venir un conflit posthume.

Mesdames et Messieurs,

Le devoir de mémoire, le devoir de vérité, le devoir de justice sont des préalables à la réconciliation des peuples. Nous devons trouver de la force en nous pour exiger que ce processus soit initié en Rd Congo comme cela l’a été sous d’autres cieux. En Europe avec le procès de Nuremberg, en ex Yougoslavie, en Afrique du Sud ou encore tout près de nous au Rwanda.

Les crimes commis dans notre pays, et décrits de manière méthodique et professionnelle notamment dans le Rapport Mapping des Nations Unies, méritent un tribunal pénal international. On ne peut restaurer une paix  durable en laissant dans l’impunité et la banalité  des crimes contre l’humanité et des crimes génocide commis sur des innocents.

Et à côté de cette justice pénale, nous devrions aussi envisager des mécanismes de justice transitionnelle qui permettront aux victimes, aux survivants et à leurs familles de s’exprimer afin de recouvrer leur dignité. Par la même occasion, les bourreaux seront appelés à avouer leurs forfaits et à demander pardon aux victimes, à leurs familles et à la société. C’est en grande partie ce qu’ont fait les GACACA au Rwanda.

Ainsi seulement, du devoir de mémoire  et de la justice nous passeront  à la construction d’un avenir plus radieux pour les jeunes et les enfants de cette région des grands-lacs africains qui dans leur grande majorité n’aspirent  qu’à vivre ensemble dans la paix et la fraternité.

Ces chemins de la paix seront peut-être encore parsemés d’embûches, mais j’ai foi en la capacité des peuples du Burundi, du Rwanda et de Congo à bâtir la paix à laquelle ils aspirent si ardemment.

Ensemble, nous avons suffisamment d’intelligences collectives et des ressources pour graver dans la pierre et pour l’éternité, l’espérance pour nos enfants.

Je vous remercie.

Dr Denis Mukwege.

Partager

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *